Beaucoup d’ingrédients entrent dans l’alchimie d’un récit,
et leur dosage fait réussir, ou échouer, celui-ci. Ce n’est jamais tout à fait
le même d’une œuvre à l’autre, et c’est peut-être là que réside toute la
difficulté.
Mais, si les aspects d’un récit ne sont jamais identiques (ou
alors seulement dans les lassants reboots et remakes hollywoodiens, que nous ne
prendrons pas comme modèle), il y a tout de même des bases, simples à
comprendre et difficiles à maîtriser, qui peuvent aider à immerger le lecteur
ou le spectateur.
Et ça tombe bien, ses règles sont au nombre de deux ! C’est-à-dire
que si vous maîtrisez ces deux bases (ah ah bon courage !), vos textes
seront bien meilleurs. Ou ils seront lisibles, car sans ses bases, difficile d’accrocher,
en fait.
Allez, plongeons dans le vif su sujet.
I Comment ennuyer son lecteur :
Harry avance dans le
couloir, un pas après l’autre. Les portes défilent sur sa gauche et sur sa
droite, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à l’ascenseur. Il appuie sur le
bouton, et attend une petite minute, avant d’entrer et de descendre au
rez-de-chaussée.
Oubliez le style, ou le registre, ce n’est pas la question.
Que se passe-t-il dans cette petite scène ? Absolument rien. Harry marche
dans un couloir, avec une petite description, et descend. En l’état, si ça
apparaissait dans un roman, on aurait pu la zapper.
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On a fatigué Obama avec nos conn****s |
Bon, c’est un petit paragraphe, mais certains livres se
passent aussi de cette façon. Le protagoniste avance dans l’intrigue, on ne
sait pas trop pourquoi. Il agit, mais n’éprouve pas de difficulté particulière,
ni de choix : il passe les portes (les choix) et n’en ouvre aucune. Quel est l'intérêt ?
En tant qu’auteur, je me suis ennuyé à écrire ces trois
lignes, et ça se sent.
II Le conflit
Voilà, j’ai glissé le mot « difficulté » plus
haut, et on arrive à l’un de ces piliers de la narration : le conflit. Le
conflit représente toutes les difficultés, externes ou internes, qui
ralentiront la route du personnage et feront qu’avancer sera difficile,
douloureux.
Ce conflit, on l’a dit, peut être externe : un ennemi,
les lois, la nature, la gravité, une malédiction, bref, cochez la case qui vous
convient.
Il peut être interne aussi : culpabilité, regrets,
sentiments, honneur, là aussi, cochez. Le conflit interne peut provenir d’une
faiblesse, qui handicape le personnage et le force à se dépasser. Du coup je ne
mentionnerai pas les faiblesses des personnages dans cet article, sinon ça
deviendrait long, mais c’est un formidable outil qui permet d’aider le lecteur
à s’identifier, mais surtout de générer du conflit.
Ce conflit permet d’intéresser le lecteur ou le spectateur
et de lui faire se poser la question : va-t-il y arriver ? Ou, car on
sait que les héros meurent peu, comment va-t-il s’en sortir ?
Reprenons mon exemple :
La main sur la plaie
béante, Harry avance dans le couloir, un pas après l’autre. Les portes défilent
lentement sur sa gauche et sur sa droite, tandis qu’il s’appuie sur les murs, y
laissant des traces rouges. Il manque de défaillir. Sa vision se brouille. « Tu
peux le faire » s’encourage-t-il, les dents serrées. Il repart, et, par la
force de sa volonté, parvient à l’ascenseur. Il appuie sur le bouton, la main
tremblante. Une éternité, ou peut-être juste une minute, puis la grille s’ouvre.
Il arrive à presser « RDC » avant de s’écrouler.
Ce n’est pas encore de la grande littérature, mais tout de
suite on comprend mieux l’intérêt de la scène, n’est-ce pas ?
Le conflit vous permet cela. Il ne s’agit plus haut que d’une
mini scène ou un monsieur marche dans un couloir, alors imaginez l’effet que le
conflit peut avoir sur votre récit à l’échelle du roman. C’est pour cela que,
souvent, les protagonistes sont du côté des forces le plus défavorisé :
les rebelles dans Star Wars, les humains dans Matrix, les Sept Samurai contre
une armée, Katniss contre le système, etc. Car quand on est désavantagé, le conflit est plus rude, et l'histoire meilleure.
Tenez, je vais tenter une métaphore : lors d'un match de foot, vous préféreriez regarder un Brésil - Australie, ou un Brésil - Allemagne ?
Tenez, je vais tenter une métaphore : lors d'un match de foot, vous préféreriez regarder un Brésil - Australie, ou un Brésil - Allemagne ?
Mais, le conflit externe n’est pas nécessaire, car vous avez aussi le
conflit interne. Je ne vais pas réécrire le passage, mais si Harry part après avoir tué
sa femme, la culpabilité (ou le fait de garder un masque froid) rend l’épreuve
du couloir douloureuse, alors que physiquement tout va bien. Idem s’il est addict,
ou a même simplement une peine de cœur. Il y a un côté "se vaincre soi-même" qui est passionnant.
Mes références sont plutôt dans l’imaginaire, mais le
conflit fonctionne très bien dans tous les genres. Plus que cela, il est
nécessaire (le seul bémol que je vois concerne un type de littérature
japonaise, où le conflit n’est pas au centre, mais ce n’est probablement pas ce
que vous écrivez si vous lisez ce blog).
Ceci dit, le conflit ne suffit pas.
III L’enjeu
Le conflit aide à résoudre la question du « comment ».
Il ne dit rien au sujet du « pourquoi », et c’est la raison qui fait
que certaines œuvres, malgré beaucoup de conflit, ne décollent pas.
L’enjeu découle des motivations du personnages, conscientes
ou non. C’est la carotte en cas de réussite, ou le bâton en cas d’échec, et, en
tant que lecteur ou spectateur, ce qui nous fait espérer que le protagoniste réussisse.
Si l’enjeu ne nous satisfait pas ou ne nous convainc pas, la
réaction est : "mouais, je m’en fiche qu’il n'y arrive", voire, carrément, parfois, un : "mais tu vas crever oui !" Et même
avec du conflit, ça ne passe pas.
Plus haut, vous avez vu Harry en difficulté. L’un des enjeux
est implicite : s’il ne se dépêche pas, il va se vider de son sang. Mais
si, par exemple, je l’avais juste fait aveugle, oui, il aurait eu du mal à se
diriger vers l’ascenseur (conflit), mais on s’en fiche quand même.
Allez, pour l’exercice, on va quand même rajouter un peu d’enjeu
pour que son intérêt soit clair :
120 secondes. C’est le
temps avant que la bombe n’explose.
La main sur la plaie
béante, Harry avance dans le couloir, un pas après l’autre, le plus vite
possible. Les portes défilent lentement sur sa gauche et sur sa droite, tandis
qu’il s’appuie sur les murs, y laissant des traces rouges. Il manque de
défaillir. Sa vision se brouille. « Tu peux le faire » s’encourage-t-il,
les dents serrées. Combien de temps reste-t-il ? Il perd toute notion. Il
repart, et, par la force de sa volonté, parvient à l’ascenseur. Il appuie
frénétiquement sur le bouton, la main tremblante. « Allez… Allez… »
Sa montre est cassée, il ne voit pas le compte. Puis la grille s’ouvre. Il
arrive à presser « RDC » avant de s’écrouler, tandis que la
conflagration lui perce les tympans.
Voilà, encore une fois, pardonnez le style. Mais je pense
que malgré leur qualité discutable, chaque extrait améliore le précédent de
manière drastique. C’est peut-être toujours écrit à la va-vite, mais la
blessure, puis le tic-tac, apportent de la pression à l’ensemble et font
oublier qu’il s’agit uniquement de mots sur le papier.
À noter que l’enjeu doit être connu du lecteur. Si le personnage craint que la bombe n’explose, mais que le lecteur n’en a aucune idée et qu’il le découvre au moment où ça fait boom, c’est raté. Oui vous l’avez surpris, mais entre-temps, vous l’avez ennuyé et il y a des chances qu’il n’aille pas jusqu’à la résolution de votre enjeu.
Je ne dis pas que tous les enjeux doivent être connus dès le
début, mais qu’il en y en ait suffisamment pour que la lecture se poursuive et
qu’il veuille en connaître la résolution. Si d’autres enjeux viennent par la
suite, tant mieux.
IV L’Ironie Dramatique
Je viens de dire que l’enjeu devait être connu du lecteur.
Et c’est vrai. Mais il n’a pas forcément besoin d’être connu par le
protagoniste. On appelle cela de l’Ironie Dramatique, et ça désigne le fait de
cacher un élément du récit à un ou plusieurs personnages, mais de le dévoiler
au lecteur.
Cet outil est très puissant (surtout en films, pour une
question de narrateurs) et peut même se substituer au conflit pour mettre la
pression.
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Un des maîtres de l'Ironie Dramatique |
On va donner un exemple : Dans le chapitre précédent,
on a suivi un autre personnage, Nina Williams, qui a posé une bombe dans l’un
des appartements. Puis elle est partie, la Nina. Et là, on retrouve notre Harry :
Harry avance dans le
couloir, un pas après l’autre. Les portes défilent sur sa gauche et sur sa
droite. Soudain, il réalise que son lacet est défait. Il pose sa valise, se
baisse, et réajuste le lacet, avant de se relever. Il parvient à l’ascenseur en
quelques pas supplémentaires. Il appuie sur le bouton, et attend une petite
minute, avant que la grille ne s’ouvre. Hélas, la cabine est pleine, une
famille complète. La mère de famille fait signe à sa petite de reculer, mais
Harry lui dit :
— Non, ne vous en
faîtes pas, j’ai tout mon temps.
— Si si, on vous
a fait une petite place.
— Vous êtes sûre ?
Puisqu’elle insiste,
il se décide et entre. La porte refuse de se fermer, et il doit se tasser,
offrant un mot d’excuse à l’enfant qu’il écrase. Il sourit à la mère, un peu
gêné, et enfin l’ascenseur se ferme, avant d’entamer sa descente. Tout à coup…
Mes excuses encore pour la qualité. Mais voyez l’effet de
cette ironie dramatique. En tant que lecteur vous savez que l’étage va
exploser, mais les personnages l’ignorent. Ils prennent leur temps, discutent
un peu, alors que vous n’avez qu’une chose en tête, l’explosion imminente. Et
en plus il y a des enfants.
Le personnage ne vit aucun conflit là, mais
ce n’est pas important, car le lecteur est stressé à sa place et se demande
comment, et si, il va s’en sortir. Si vous n’avez qu’un seul narrateur avec un
point de vue interne, c’est un peu plus compliqué, mais dès lors que vous en
avez plusieurs, ou que vous avez opté pour l’omniscience, vous pouvez y aller
gaiement.
Certaines œuvres sont mêmes centrées sur l'Ironie Dramatique. La prélogie Star Wars, par exemple: dès le début vous savez qu'Anakin va devenir Vader, mais les personnages l'ignorent. Idem dans Titanic, je ne vous apprends rien si je vous dis qu'à la fin, le navire coule, mais les protagonistes n'en ont pas la moindre idée. Ce sera globalement vrai pour les récits ancrés dans l'histoire, tant que celle-ci est connue du lecteur.
Certaines œuvres sont mêmes centrées sur l'Ironie Dramatique. La prélogie Star Wars, par exemple: dès le début vous savez qu'Anakin va devenir Vader, mais les personnages l'ignorent. Idem dans Titanic, je ne vous apprends rien si je vous dis qu'à la fin, le navire coule, mais les protagonistes n'en ont pas la moindre idée. Ce sera globalement vrai pour les récits ancrés dans l'histoire, tant que celle-ci est connue du lecteur.
V Conclusion
Voilà, nous arrivons au bout de cette mini exploration de l’enjeu
et du conflit. Mes exemples sont très locaux, mais j’espère qu’ils traduisent
bien l’idée. Vous n’avez qu’à imaginer l’effet sur un roman entier lorsqu’ils
sont bien appliqués, et vous avez entre vos mains des outils formidables pour
vos récits.
Bien sûr, il ne suffit pas de les connaître, et même quand
on en a conscience, tout n’est pas facile à mettre en place, loin de là. Mais c’est
un bon début, si vous commencez l’exercice, ou même si vous écrivez déjà
souvent. Relire ses scènes ou revoir son intrigue en se posant la question de l’enjeu
et du conflit ne peut que vous aider.
Pour aller plus loin, la Dramaturgie d’Yves Lavandier vous
parlera de tout cela mille fois mieux que moi. Ce livre est une merveille